Adam Tooze montre à quel point toutes les pièces du puzzle étaient sans doute là, sous nos yeux, sans que nous puissions véritablement les voir ou les interpréter. Ou peut-être ne voulions-nous tout simplement pas y croire. Le monde regardait ailleurs, à une époque où le Royaume-Uni sortait officiellement de l’Union européenne (31 janvier 2020), où se profilait une élection présidentielle américaine à hauts risques, et où la classe politique française avait les yeux rivés sur un enjeu crucial, les prochaines élections municipales... Quand, en février, la menace se fit plus pressante, les gouvernements et les opinions publiques trouvèrent d’autres raisons de se rassurer. Le confinement de Wuhan, annoncé le 23 janvier, serait aussi hermétique que le sarcophage de Tchernobyl ; le virus s’arrêterait sans doute aux postes-frontières ; l’Italie n’était quand même pas la France, etc. Empruntant la formule au sociologue allemand Ulrich Beck, Tooze met en lumière « l’irresponsabilité organisée » qui a conduit presque tous les pays, hormis ceux d’Asie (il revient en particulier sur le cas de la Corée du Sud, très réactive), à minimiser les risques encourus, quand bien même le scénario d’une telle pandémie avait déjà été avancé par des scientifiques et des experts en santé publique au cours des années précédentes.
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Cet aveuglement collectif n’est pas sans précédent. Beaucoup savaient la catastrophe possible, certains l’avaient même annoncée ou imaginée, mais comprendre qu’elle était finalement là, sous une forme inédite, était une autre affaire. Tooze note ce décalage étrange : depuis les années 1990, on ne comptait plus les analyses célébrant (ou dénonçant) l’intensification de la mondialisation, la vitesse des échanges et l’émergence d’un « village global ». Mais lorsque le virus apparut, on fit comme si celui-ci n’allait pas voyager instantanément, au gré des flux massifs de voyageurs et de touristes, ou à l’occasion de grands événements sportifs et religieux. La conscience de la mondialisation n’était, en définitive, pas si profondément ancrée dans les esprits. S’y ajouta une « gouvernance » globale défectueuse, sans véritable action concertée entre les grandes puissances, qui produisit au premier trimestre 2020 un « échec historique » (p. 66).
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Certes, le néolibéralisme comme idéologie économique, fondée sur l’apologie des marchés, n’est plus très en vogue. Mais le néolibéralisme comme projet social et comme forme de gouvernement n’a pas dit son dernier mot. La logique de socialisation des pertes et de privatisation des profits, caractéristique de l’économie politique des quarante dernières années, est plus que jamais à l’œuvre dans les politiques adoptées depuis le printemps 2020. Pour Tooze, l’intervention massive des banques centrales et des gouvernements, radicale dans sa forme et dans son extension, découle fondamentalement d’une inspiration conservatrice. Le but des dirigeants centristes ou conservateurs qui l’ont appliquée (aux États-Unis, en Allemagne, en France, au Royaume-Uni, etc.) est de sauver ce qui peut l’être et de stabiliser les marchés. Que cela passe par l’adoption, temporaire, de politiques autrefois jugées hérétiques ou hétérodoxes apparaît comme un moindre mal, surtout en l’absence d’une véritable force révolutionnaire. Encore une fois, la célèbre formule du Guépard, « Il faut que tout change pour que rien ne change », se révèle adéquate. Au « consensus de Washington » des années 1990-2000, fondé sur le libre-échange, la dérégulation des marchés et les privatisations, succède un « consensus de Wall Street », plus pragmatique dans son inspiration, dès lors que l’objectif principal est de stabiliser les marchés financiers, fût-ce au prix d’une intervention massive des gouvernements.
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Cette évolution est ambivalente et cruelle pour la gauche, qui voit certaines de ses idées-phares appliquées par celles et ceux qui, juste avant, les combattaient ou les tournaient en dérision. Sur tout un ensemble de sujets (la légitimité de la dépense publique, la valeur de l’État social et des systèmes de santé, la création monétaire, l’idée d’un revenu universel, la soutenabilité écologique), la crise a démontré la validité et la pertinence de propositions que la gauche défendait de longue date. Et pourtant son déclin électoral et culturel, face à la montée des tendances autoritaires et antidémocratiques, ne paraît pas devoir s’inverser, malgré le soulagement apporté par l’élection de Joe Biden et des Démocrates à la présidence américaine. Celles et ceux qui espéraient voir surgir, avec le Covid, un « monde d’après », plus social et plus écologique, en sont encore pour leurs frais, même si la crise a sans doute permis d’accélérer la prise de conscience de l’urgence climatique. Les comparaisons historiques hâtivement établies avec la Grande Peste de 1348 ou avec le choc égalitaire de l’après-Première Guerre mondiale et de la Grippe espagnole étaient trompeuses. Si, dans l’histoire, les épidémies ont pu niveler les conditions économiques et sociales 1 » , tel n’est pas le cas de la pandémie actuelle, qui n’a pas été accompagnée de mesures substantielles de redistribution ou d’un véritable partage des sacrifices (ni le taux d’épargne des plus aisés ni les cours de la bourse ne semblent indiquer une quelconque réduction des écarts de richesses). Mais rien n’empêche qu’il en soit autrement, s’agissant d’une histoire toujours en cours.
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Dans l’analyse que donne Adam Tooze des répercussions géopolitiques du Covid, la pandémie révèle et accentue des transformations qui étaient déjà en cours. Le contraste entre la manière dont les États-Unis se sont enfoncés dans une crise politique majeure à la fin de l’année 2020, avec un niveau de polarisation idéologique jamais atteint depuis le XIXe siècle et une incapacité à adopter une ligne de conduite nationale en matière de lutte contre la maladie (sur les masques, les restrictions, etc.), et la capacité de la Chine à relancer son économie après le printemps 2020, tout en maîtrisant la circulation du virus, est à cet égard saisissant. Fortes de leur succès, les autorités communistes chinoises (qui ont pu célébrer le centenaire du Parti communiste chinois à l’été 2021) font peu de cas des critiques occidentales sur les atteintes aux libertés et aux droits de l’homme (à Hong Kong, au Xinjiang ou à l’encontre de la société civile chinoise). Plus encore qu’avant 2020, certains investisseurs, y compris américains, voient dans la Chine l’avenir du capitalisme.
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La gestion technocratique de la crise, par-delà ses échecs et ses succès, est une bombe à retardement sur le plan politique, tant sont profondes les fractures et la défiance accumulées depuis deux ans. Si une chose est sûre, malheureusement, c’est que l’histoire du Covid-19 n’a pas fini de nous surprendre.
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